« Ca parle
de la disparition d’un mode de vie. »
Voilà la réponse de Joseph Stein (livret), Jerry Bock (musique)
et Sheldon Harnick (paroles) à Jerome Robbins, qui les somme de définir le cœur
de leur ouvrage (et qui va bientôt accepter de le mettre en scène).
Disparition d’un mode de vie ?
Au niveau communautaire, c’est la disparition de tout un peuple
relié par une religion et bientôt effacé, balayé du territoire russe, en raison
des persécutions du tsar. Au niveau domestique, c’est la disparition des
mariages arrangés, et des petits commerces de l’entremetteuse. En effet, chez
Tevye, les 3 filles se piquent
subitement de choisir l’homme de leur vie en se souciant peu des critères
(traditionnels) de revenus, d’opinions politiques ou de religion. Et au
passage, elle se soucieront aussi assez peu de l’avis du père, en s’imposant
avec une belle insolence moderniste.
La partition, bien sûr, sera faite de musique juive. Une
première à Broadway ? Oui et non. Au moment où Un Violon sur le Toit y voit le jour, ça fait un moment déjà que
les compositeurs (George Gershwin,
Jerome Kern… ), de façon détectable ou non, puisent dans les émotions
yiddish la fougue festive ou la mélancolie plaintive de leurs chansons. « Je
n’ai jamais ressenti le besoin de faire des recherches musicologiques pour
écrire ma partition » dira plus tard Jerry Bock. « Elle était déjà en moi. »
C’est en 1964 que voit donc le jour la première grande comédie
musicale yiddish. Yiddish ? Un peu mais sans plus ! Car ce dialecte
germano-hébreu qui connecte la communauté juive est en perte de vitesse, à ce
moment où il se fond dans la culture américaine. A New York, les auteurs du
Violon sur le Toit ont vu tomber à plat des blagues yididish dans des
spectacles yiddish pour spectateurs yiddish… Cette culture-là aussi, doucement
disparaît.
Alors oui, dans Un Violon
sur le Toit, le paradis perdu sera (et c’est une première à Broadway)
concrètement situé sur la terre d’antan (aujourd’hui ukrainienne),
contrairement aux comédies musicales qui font en général de cet
« ailleurs » rêvé un fantasme américain volontairement flou. Mais pour ce qui est de la langue yiddish,
afin d’être digest, l’emploi du
dialecte se limitera à quelques expressions-phares : « L’chaim »
(« A la vie »), « Mazel tov » (approximativement
« Félicitations »), et puis… Eh bien ce sera bien assez comme
ça : ce n’est pas parce que le public juif américain trouve charmant de se
replonger dans l’ambiance du shtetl
(gros village de baraques en bois de l’Europe orientale d’autrefois) qu’il a
envie de refaire ses valises pour aller tout de go se réinstaller au
Yiddishland…
Ce spectacle au succès démentiel (le premier de l’histoire de
Broadway à dépasser les 3000 représentations, et n°1 en terme de longévité
jusqu’à ce que les chewings-gums de Grease,
dix ans plus tard, ne détrônent les candélabres juifs) a porté à la scène une
culture qui avait existé. Mais à l’inverse (et c’est là qu’on mesure l’ampleur
du phénomène), il a aussi contribué à en faire exister une autre : à
recréer le sentiment communautaire juif en Amérique, 20 ans à peine après le
traumatisme de la Shoah. Un Violon sur le
Toit devient un pilier d’une nouvelle culture juive américaine d’après
1945.
Un siècle est passé depuis l’exil de Russie. Un demi-siècle est
passé depuis la création de Fiddler on
the Roof. Le peuple juif a vu s’ajouter de lourds chapitres à son histoire,
violents et/ou dramatiques. Les filles d’aujourd’hui choisissent elles-mêmes
qui elles épousent sans demander la moindre permission. Et la roue tourne
encore, broyant comme du grain les traditions d’antan, se souciant peu des projections
que s’était faites la génération d’avant. Dans des foyers qui ne sont plus en
bois, il y a toujours des pères qui, au fond d’eux-mêmes, sentent une force
droite et dure comme la pierre. Une force dont le premier réflexe est, à chaque
fois, de refuser les idées extravagantes
que les jeunes, à chaque génération, ne manquent pas d’inventer.
Patrick
Leterme
Joseph Stein (livret), Jerry Bock (musique) et Sheldon Harnick
(paroles)